Chapitre 2 Historique sur les marées océaniques
2.1 Présentation du chapitre
Depuis très longtemps, les marées
océaniques sont observées sur notre planète. Nous
nous proposons de présenter dans ce chapitre un bref aperçu
de l’historique de la découverte, de l’explication scientifique
et de la modélisation de ces marées de l’Antiquité
à nos jours.
2.2 Historique
2.2.1 L’Antiquité
Les premières civilisations développent
rapidement des activités maritimes, guerrières et marchandes
le long des côtes habitées de la Méditerranée.
Ainsi, les marins phéniciens et égyptiens, puis grecs et
enfin romains et arabes se limitent aux côtes méditerranéennes,
berceau maritime de l’humanité. En mer Méditerranée,
les marées sont peu importantes. C’est pourquoi ces différents
peuples ne sont pas confrontés immédiatement à ce
phénomène naturel océanique. Puis, les progrès
dans le domaine de la navigation se faisant et les conquêtes armées
aidant, ils s’aventurent plus loin le long des côtes de l’Atlantique,
dans la Mer Rouge et jusque dans l’Océan Indien. Dans ces zones,
les marées sont beaucoup plus importantes et les marins et navigateurs
de l’antiquité ne peuvent que les constater.
C’est pourquoi plusieurs observations et
mesures des variations du niveau de la mer sont faites. Puis quelques explications
sur ce phénomène de montées et descentes des eaux
voient le jour. Plusieurs navigateurs et scientifiques grecs et romains
le mentionnent et essayent, avec plus ou moins de succès, de l’expliquer
dans des écrits qui nous sont parvenus. En 425 avant J.C., le premier
historien grec Hérodote (~484-425 av. J.C.) décrit
le phénomène des marées dans le Golfe de Suez. Pour
le philosophe grec Platon (~428-~348 av. J.C.) les marées
sont dues aux oscillations périodiques au sein même de la
Terre. Le voyageur grec Pythéas (~380-~310 av. J.C.), né
à Marseille, explore les côtes septentrionales de l’Europe
et effectue plusieurs voyages dans les îles britanniques. Durant
ces voyages, il comprend qu’il y a un lien entre les marées et la
Lune. Il note même que deux marées basses et deux marées
hautes ont lieu tous les jours environ. Le disciple de Platon, Aristote
(~385-348 av. J.C.), signale des marées le long des côtes
espagnoles en 324 avant J.C. En 150 avant J.C., l’astronome grec Seleucus
(~190- ? av. J.C.) fervent partisan de l’hypothèse héliocentrique
du système solaire, explique l’amplitude de la marée en fonction
de la déclinaison de la Lune après de nombreuses observations
en Mer Rouge. Les notions de bases divulguées par ces scientifiques
sont reprises et développées pendant plusieurs siècles.
Ainsi, l’historien et géographe grec Strabon (~63-~25 av.
J.C.) semble comprendre que les marnages sont la conséquence de
deux astres à la fois : la Lune et le Soleil. Le romain Pline
l’Ancien (23-79), vers 77 après J.C., est le premier à
proposer que les marées sont causées par la Lune et le Soleil
qui agissent sur les eaux des mers et des océans. En outre, il constate
que les marées de vive-eau apparaissent après les pleines
lunes et les nouvelles lunes quand la ‘force créée par la
Lune’ est maximale.
2.2.2 La période obscure
Malgré tout, les connaissances des
pionniers scientifiques restent balbutiantes et durant les quinze premiers
siècles de notre ère, les progrès en matière
d’explications des marées sont faibles. Il faut cependant noter
que quelques astronomes et navigateurs se penchent sur la question. Au
début du premier millénaire, les Vikings réalisent
très rapidement que la connaissance des hautes et des basses mers
le long des côtes qu’ils visitent leurs permet de conquérir
plus aisément les contrées lointaines. Ils font alors de
nombreuses observations de la marée. Mais celles-ci sont la plupart
du temps échangées verbalement et laissent très peu
de preuves de leur existence dans la littérature maritime scandinave.
Depuis longtemps investies dans les échanges maritimes, les civilisations
arabes développent considérablement les moyens de navigation
et les progrès qui leurs sont associés. En plus de la mise
au point de la navigation grâce aux étoiles, ils se transmettent
entre navigateurs de petits almanachs de marées qui facilitent la
navigation dans les petits fonds et à l’entrée dans les ports.
Dans son œuvre, Saint Thomas d'Aquin mentionne, au 13ème
siècle, l’action directe de la Lune sur les marées. Mais
il ne donne pas d’explication satisfaisante du phénomène.
Quelques années plus tard Dante (1265-1321), le père
de la poésie italienne, cite le même phénomène
dans un de ses poèmes.
2.2.3 La révolution newtonienne
Il faut attendre le 16ème
siècle pour connaître un véritable début à
l’explication de l’origine des marées. L’astronome allemand Kepler
(1571-1630), probablement inspiré par la récente découverte
du magnétisme terrestre, développe le concept d’une force
génératrice de la Lune qui engendrerait le phénomène
des marées. Cependant, il abandonne rapidement cette idée,
peut-être à cause de la nouvelle théorie du physicien
et astronome Galilée (1564-1642). Celui-ci soutient fermement
la théorie de rotation de la Terre de l’astronome polonais Copernic
(1473-1543) et pense que c’est la rotation terrestre qui, combinée
à son mouvement orbital autour du Soleil, engendre des oscillations
des masses d’eau des océans, générant ainsi les marées.
Le philosophe et mathématicien français Descartes
(1596-1659), très influencé par l’idée d’une force
génératrice lunaire des marées, explique que la Lune
et la Terre sont chacune entourées d’un grand tourbillon d’air qui
exerce l’un sur l’autre une pression modifiant périodiquement l’élévation
du niveau de la mer. Le mathématicien anglais Wallis (1642-1727)
reprend la théorie de Galilée en ajoutant l’influence
de la Lune qui crée les marées par le mouvement du centre
de gravité du système Terre - Lune.
Finalement, le savant anglais Newton
(1642-1727) propose en 1687 sa théorie de la gravitation dans son
ouvrage ‘Philosophae naturalis principia mathematica’. Il pose les bases
de toutes les études ultérieures faites sur les marées.
Il énonce que la Lune par sa proximité, et le Soleil par
sa masse, sont les deux seuls astres perturbateurs engendrant les marées.
Ils exercent une force d’attraction sur toutes les particules qui composent
l’eau des océans. La différence de cette force avec l’attraction
qu’ils exercent au centre de la Terre est la force génératrice
des marées. En considérant un système à trois
corps, Newton parvient à donner l’expression de cette force pour
toutes les particules liquides de la Terre en fonction de leur position
par rapport aux deux astres perturbateurs. Enfin, il relie la force génératrice
des marées aux variations du niveau des océans en développant
la théorie statique des marées qui suppose qu’à
tout instant la surface des océans est dans une position d’équilibre
dépendant de la position des astres. Cependant, seule cette dernière
théorie s’avérera incomplète pour expliquer le phénomène
des marées. En effet, elle ne tient pas compte de la rapidité
de mouvement des astres ainsi que de l’inertie des masses liquides déplacées
par la force génératrice. Mais son approche a le grand mérite
d’expliquer la périodicité semi-diurne de la force génératrice
avec des inégalités diurnes, caractéristiques qui
se retrouvent dans la périodicité des marées.
Un siècle plus tard, l’hydraulicien
français D. Bernoulli (1700-1782) reprend les travaux
de Newton. Mais, ne prenant pas en compte non plus les forces d’inertie
qui apparaissent au cours du phénomène des marées,
il ne parvient pas à donner d’explication plus satisfaisante de
l’origine des marées.
2.2.4 La théorie dynamique
C’est en 1775 que le mathématicien
français Laplace (1749-1827) propose une explication correcte
de la génération des marées avec son traité
‘La Mécanique Céleste’ et sa théorie dynamique.
En effet, il établit une relation entre l’élévation
du niveau des océans et l’angle horaire, la déclinaison de
la Lune et les distances aux astres perturbateurs (formule de Laplace).
La réponse des océans à l’excitation de la force génératrice
prend la forme d’ondes qui se propagent sur toute la surface maritime.
Ces ondes se déplacent plus ou moins rapidement suivant que le fond
des océans est respectivement profond ou non. Elles sont, comme
toutes les ondes, réfléchies, réfractées ou
dissipées suivant le milieu. En outre, Laplace montre que la marée
réelle est proportionnelle à la marée théorique
définie par la marée statique et qu’elle est déphasée,
en calculant des coefficients caractéristiques de ces phénomènes.
Ces coefficients proportionnels et ces déphasages sont fonctions
du lieu c’est-à-dire qu’ils sont dépendants du profil hydraulique
et donc de la forme du fond marin et des côtes. Laplace est à
même de les déterminer expérimentalement pour chaque
port. Les formules de détermination de la marée s’appuient
sur l’hypothèse de linéarité reposant sur deux
principes de la théorie ondulatoire. Le premier principe énonce
qu’un système soumis à une force périodique oscille
à la même période que cette force (principe des
oscillations forcées). Le second dit que le mouvement total
d’un système soumis à plusieurs petites forces est égal
à la somme des mouvements élémentaires dus à
chacune de ces forces (principe de la superposition des petits mouvements).
Même si ces principes ne sont pas rigoureusement applicables au cas
des marées, ils en donnent une représentation telle que les
formules vont permettrent à Laplace de donner jour aux premières
prédictions de marées. En effet, grâce aux observations
marégraphiques (en particulier celles du marégraphe de Brest,
le premier mis en place au monde), le premier ‘Annuaire des marées,
ports de France’ paraît en 1839 grâce à l’instigation
de l’ingénieur hydrographe français Chazallon.
2.2.5 L’analyse harmonique
Cependant, la prédiction des marées
à fortes inégalités diurnes est mal décrite
par la théorie dynamique. C’est pourquoi, l’anglais Thomson
(1824-1907), futur lord Kelvin, introduit la notion d’analyse
harmonique pour le traitement des données en 1869, suite à
une demande de la ‘British Association for the Advancement of Science’.
Cette analyse mathématique s’appuie sur la décomposition
du potentiel de la force génératrice des marées en
une somme de termes périodiques. Il admet ainsi qu’à chaque
composante obtenue correspond une amplitude et une phase de la marée
donnée par l’analyse harmonique de la courbe de marée. De
plus, il invente une machine mécanique pour prédire la marée
: le ‘Tide Predictor’. Cette machine effectue mécaniquement la somme
de tous les termes périodiques en fonction du temps considéré.
Les anglais J.C. Adams (1819-1892) et G.H. Darwin (1845-1912)
sont les premiers en 1883 à donner un développement quasi
harmonique du potentiel générateur en fonctions sinusoïdales
du temps. Ce développement n’est pas rigoureusement harmonique car
il contient des pseudo constantes très lentement variables dans
le temps. Enfin, en s’appuyant sur la théorie lunaire de E.W.
Brown (1866-1938), A.T. Doodson (1890-1968) propose en 1921
le premier développement véritablement harmonique du potentiel
générateur.
2.2.6 Les améliorations de
la prédiction de marée
Cependant la formule de Laplace et l’analyse
harmonique qui lui est associée ne permettent de prédire
la marée qu’aux endroits où elle peut-être mesurée.
La compréhension et la modélisation de la marée en
dehors de ces points de mesures sont donc nécessaires pour accéder
à une représentation de la marée à l’échelle
globale.
A la fin du 19ème siècle
le physicien américain R.A. Harris (1863-1918) et le mathématicien
anglais S.S. Hough (1870-1923) introduisent le phénomène
de résonance des bassins océaniques. Cela améliore
l’explication de la génération des marées aux différents
endroits de la Terre en prenant en compte la géométrie des
océans. Le mathématicien français H. Poincaré
(1854-1912) propose des solutions analytiques et théoriques des
ondes de marées pour des océans séparés par
des continents. Cependant, le calcul de ces solutions est beaucoup trop
complexe à résoudre mathématiquement. Des modèles
de propagation pour calculer la marée sont donc développés
en se basant sur l’analyse de données marégraphiques disponibles
et sur des considérations empiriques, telles celles de l’allemand
G.
Dietricht (1911-1972) en 1944 ou celles du français Villain
en 1952.
En 1957 le physicien américain P.
Schureman (1876-1959) reprend et complète le développement
du potentiel générateur de Doodson afin d’améliorer
la prédiction des marées. Enfin, en utilisant des méthodes
d’analyse complètement différentes basées sur de nouveaux
paramètres, Cartwrigth et Tayler calculent en 1971
un nouveau développement du potentiel générateur qui
confirme les résultats obtenus cinquante ans auparavant par Doodson.
2.2.7 Les modèles numériques
et l’altimétrie jusqu’en 1997
L’introduction de méthodes numériques
et l’apparition des ordinateurs après la seconde guerre mondiale
permet d’envisager de nouveaux moyens scientifiques pour calculer la marée
à l’échelle globale. Cependant, les premiers modèles
comme ceux de Bogdanov et Magarik (1967), Pekeris
et Accad (1969), Hendershott (1972) Zahel (1977) et
Parke
[1972; 1980] fournissent des solutions très différentes les
unes des autres. Ces différences montrent qu’il faut prendre en
compte des paramètres jusque-là négligés (comme
la marée terrestre) et améliorer les paramètres d’entrée
des modèles (comme la bathymétrie ou le frottement). En 1980,
Schwiderski
propose le premier modèle hydrodynamique numérique de marée
à l’échelle du degré qui fournit des solutions à
l’échelle mondiale pour les composantes principales du spectre de
marée. A partir de 1975, plusieurs satellites ayant à leur
bord des altimètres, sont envoyés en orbite autour de la
Terre : Geos-3 (1975-78), Seasat (1985), Geosat (1985-89), ERS-1 (1991-),
TOPEX/Poséïdon (1992-), ERS-2 (1994-)… Leurs mesures sont d’une
qualité et d’une couverture sans précédent et permettent
à de nouveaux types de calcul de solutions de marée de voir
le jour. Ainsi, Mazzega (1985), Cartwrigth et Ray
(1989) et Francis et Mazzega (1990) tirent partie des missions
Seasat et Geosat pour calculer leurs solutions. En 1994, Le Provost
propose un modèle global hydrodynamique de grande précision
indépendant de la mesure altimétrique. Mais ce sont surtout
les données du satellite TOPEX/Poséïdon qui sont majoritairement
utilisées par la communauté scientifique comme nouveaux éléments
de mesures. De nombreux modèles globaux de marée sont alors
développés, tels ceux de Eanes (CSR3.0), Ray
(RSC94) et Egbert (TPXO.2) en 1994 et ceux de Desai et Wahr
(DW95.1), Kantha (KAN95), Le Provost (FES95.2), Matsumoto
(ORI95) et Schrama et Ray (SR95) en 1995.
Pour tout lecteur qui voudrait approfondir
l’historique des marées océaniques au cours des siècles,
nous lui laissons le soin de se reporter à l’ouvrage unique et très
complet de D.E. Cartwright [1999].
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Title: Thèse de Fabien Lefèvre
Issue: Version 1.0
Date: 29/09/2000